Professor Giuseppe Ugazio | Foto: Jacques Erard

«Sans la phil­an­thro­pie, notre société se porterait moins bien»

Les valeurs de notre société

Mais au fond, qui décide de ce qui est chari­ta­ble? Avec le profes­seur Giuseppe Ugazio, nous abordons les noti­ons de bien et de charité. Nous évoquons égale­ment ce que la phil­an­thro­pie apporte à la société et nous débat­tons sur l’importance des moyens finan­ciers et de l’engagement personnel.

The Philanthropist: Qui déter­mine ce qui bien? Une orga­ni­sa­tion est-elle considé­rée comme cari­ta­tive parce qu’elle est exoné­rée d’impôts?

Giuseppe Ugazio. C’est plutôt l’inverse. L’exonération fiscale n’est pas inhé­rente à la bien­faisance. Même si c’est le cas dans la pratique, il ne faut pas le voir dans cet ordre-là. L’exonération est plutôt la suite logi­que du carac­tère cari­ta­tif d’un organisme.

Comment déter­mine-t-on alors ce qui relève de la bienfaisance?

Sur le plan socié­tal, c’est la majo­rité. Dans une démo­cra­tie, le meil­leur système dont nous dispo­si­ons, c’est en effet la majo­rité qui doit déci­der. C’est elle qui déter­mine les valeurs mora­les qui contri­buent le plus à façon­ner notre société. Mais cela ne signi­fie pas que les valeurs mora­les des mino­ri­tés doivent être négligées. 

Qu’est-ce que cela signi­fie pour l’individu?

Sur le plan person­nel, chacun peut déter­mi­ner les valeurs mora­les qu’il défend, pour autant que celles-ci s’inscrivent dans le cadre de ce qui est commu­né­ment accepté. Vous pouvez donc déter­mi­ner vous-même ce que vous considé­rez comme charitable.

Quel est l’objectif de l’exonération fiscale?

Avec ce dispo­si­tif, le gouver­ne­ment offre une inci­ta­tion aux person­nes qui souti­en­nent à titre privé des causes telles que l’aide aux person­nes dans le besoin ou la promo­tion de l’art. Elles peuvent prendre leurs propres initia­ti­ves lors­que l’État ne peut four­nir de fonds ou lors­que les fonds qu’il four­nit sont insuf­fi­sants. L’exonération fiscale, c’est donc la recon­nais­sance par l’État d’un enga­ge­ment en faveur d’une valeur. Cet enga­ge­ment permet d’apporter des solu­ti­ons qui coûterai­ent de toute façon de l’argent à l’État.

L’exonération fiscale compro­met-elle l’idée même de charité? Les phil­an­thro­pes ne risquent-ils pas d’agir juste pour l’avantage fiscal, ou du moins de donner cette impression?

Il convi­ent de distin­guer deux aspects à cette ques­tion: l’exonération compro­met-elle l’intention d’agir? Si c’était le cas, on constaterait que l’intention de s’engager dans la phil­an­thro­pie serait amoin­drie une fois que les avan­ta­ges fiscaux sont supp­ri­més. En dehors de cette ques­tion philo­so­phi­que, il y a aussi une ques­tion d’ordre pratique: l’exonération fiscale permet en effet d’acheminer plus d’argent là où il est néces­saire, et ce, de manière plus efficace. 

Sur le plan moral, est-ce alors la même chose de faire la charité ou de faire le bien?

Les deux sont étroi­te­ment liés. Il n’est pas possi­ble de mener des actions cari­ta­ti­ves sans être persuadé qu’elles relè­vent du bien. Les person­nes qui s’engagent pour une œuvre de charité veulent promou­voir une valeur. Les phil­an­thro­pes inves­tis­sent leurs propres ressour­ces, ils s’impliquent pour une cause parce qu’ils sont convain­cus qu’elle mérite d’être soute­nue. On imagine diffi­ci­le­ment une personne menant des actions cari­ta­ti­ves sans être convain­cue du bien-fondé moral de ces actions. 

En d’autres termes, il y a une diffé­rence entre l’opinion person­nelle et l’opinion géné­rale de ce qui est bien?

Ce qui importe, c’est que les person­nes agis­sent en fonc­tion de ce qui leur semble bien, selon leur propre point de vue. Cepen­dant, leurs actions peuvent être perçues diffé­rem­ment selon le point de vue d’une autre personne ou même avoir des consé­quen­ces néga­ti­ves pour d’autres. Par exemple, la phil­an­thro­pie occi­den­tale apporte de l’argent aux socié­tés moins déve­lo­p­pées. Cette forme d’engagement peut pour­tant détruire des struc­tures loca­les. Le fait qu’un enga­ge­ment puisse avoir des consé­quen­ces néga­ti­ves ne signi­fie pas pour autant que l’intention était mora­le­ment mauvaise. 

«Ce secteur est peut-être un pilier de la société, mais nous sommes inca­pa­bles de le reconnaître.»

Photo: Jacques Erard

Le fait que les ressour­ces utili­sées provi­en­nent d’un «excé­dent» a‑t-il de l’importance?

Pour quelqu’un qui a trop d’argent, Il est bien sûr plus facile d’affecter une partie de ses ressour­ces à un but phil­an­thro­pi­que. Mais cette personne pour­rait aussi très bien utili­ser cet argent à des fins non philanthropiques.

Mais si une personne met à dispo­si­tion des ressour­ces dont elle pour­rait avoir besoin, n’est-ce pas davan­tage vertueux?

Je trouve déli­cat de dire pure­ment et simple­ment qu’investir des ressour­ces excé­den­tai­res est exem­plaire mais qu’il est encore plus exem­plaire d’investir des ressour­ces dont on pour­rait encore avoir besoin. Face aux ques­ti­ons d’éthique, nous pensons par caté­go­rie: moral ou amoral. Les deux formes d’engagement que nous avons citées se situ­ent sur le plan moral. La condi­tion indis­pensable est que la personne agisse en adéqua­tion avec une valeur, même si elle donne quel­que chose dont elle n’a de toute façon pas besoin.

Vous dites que c’est la majo­rité qui décide de ce qui relève de la bien­faisance. Cette décis­ion néces­site-t-elle un proces­sus étatique ou se prend-elle à l’écart des déci­deurs officiels?

 La société doit trou­ver un consen­sus. L’État consti­tue la base de cette société en finan­çant ce qui est vrai­ment indis­pensable. Par exemple, l’éducation. L’État protège ses valeurs fonda­tri­ces avec des lois. Mais la société civile peut déter­mi­ner d’autres valeurs à défendre. 

Pour­riez-vous citer un exemple?

La société peut déter­mi­ner des valeurs qui ne sont pas soute­nues par la majo­rité ou qui sont très spéci­fi­ques. Par exemple, l’engagement en faveur de la protec­tion des glaciers. Ces valeurs doivent toute­fois être compa­ti­bles avec les valeurs géné­ra­les de la société. Mais il n’est pas néces­saire d’obtenir une consé­cra­tion de l’État pour qu’une valeur soit considé­rée comme mora­le­ment bonne.

Il faut néan­mo­ins atteindre un certain consensus.

Si la valeur doit être inscrite dans une loi, il faut alors passer par une procé­dure forma­li­sée. D’autres valeurs se déve­lo­p­pent dans la société à partir de l’histoire et de la tradi­tion. Il peut s’agir de valeurs socia­les, telles que saluer une personne lors­que nous la rencon­trons. Mais personne n’est envoyé en prison s’il ne le fait pas. Il s’agit seule­ment d’une norme sociale. Une action est considé­rée comme bonne lors­que la société est d’accord sur sa néces­sité. Dans notre société, la poig­née de main est un geste appris (même s’il est plus convenable de s’en abste­nir actu­el­le­ment). Pour forma­li­ser ce genre de valeur, aucun proces­sus n’est nécessaire.

Quel rôle devrait alors jouer le secteur de la phil­an­thro­pie: influen­cer acti­ve­ment ces valeurs ou adop­ter de manière réac­tive celles de la société?

Les deux. Un phil­an­thrope s’implique parce qu’il croit profon­dé­ment en une certaine morale, en une certaine valeur. Il joue un rôle actif. Il est atta­ché à cette valeur parce qu’il est convaincu qu’elle est importante et qu’elle peut béné­fi­cier à d’autres. Par exemple, si un phil­an­thrope inves­tit dans l’opéra parce qu’il est convaincu que l’art est important pour notre société, il prom­eut ainsi acti­ve­ment ce système de valeurs. Inver­se­ment, un phil­an­thrope peut, par exemple, recon­naître les objec­tifs de déve­lo­p­pe­ment dura­ble des Nati­ons Unies comme judi­cieux et œuvrer à leur réali­sa­tion. Dans ce cas, il agit de façon réactive. 

Un système libé­ral est-il favorable au secteur de la philanthropie?

Un système qui laisse à l’individu un maxi­mum de liberté et limite l’État aux tâches qui lui sont assi­gnées crée une situa­tion favorable à la liberté d’action. La phil­an­thro­pie peut donc aussi en bénéficier. 

Cela signi­fie-t-il, à l’inverse, que la phil­an­thro­pie doit se concen­trer sur des aspects second­ai­res et lais­ser les choses primor­dia­les à l’État?

Non. Il ne faut pas sépa­rer les champs d’action de manière aussi radi­cale. L’existence de presta­ti­ons publi­ques ne signi­fie pas qu’il n’y a pas de place pour les initia­ti­ves privées. Il y a des possi­bi­li­tés de coopé­ra­tion, par exemple par le biais de parten­ari­ats public-privé. Des dyna­mi­ques diffé­ren­tes peuvent alors surgir car les deux secteurs vont plus loin en travail­lant conjoin­te­ment que chacun de leur côté.

Le secteur de la phil­an­thro­pie est-il un pilier de notre société?

C’est une ques­tion déli­cate… Souvent, les accom­plis­se­ments du secteur de la phil­an­thro­pie sont à peine remar­qués. La société recon­naît les résul­tats, mais elle ne sait pas vrai­ment comment ils ont été obte­nus. Il se pour­rait que ce secteur soit un véri­ta­ble pilier de notre société. Mais nous sommes inca­pa­bles de nous en rendre compte. Dans de nombreu­ses cultures, comme ici à Genève, c’est dans la nature même de la phil­an­thro­pie de ne pas atti­rer l’attention. Elle fait le travail et la société en béné­fi­cie. Person­nel­le­ment, je pense en effet qu’elle est un pilier de notre société.

Dans ce cas, devrait-elle être plus transparente?

La trans­pa­rence est vrai­ment utile, j’en suis un fervent défen­seur. Mais elle ne signi­fie pas qu’il faut promou­voir ses œuvres de bien­faisance. La discré­tion et la trans­pa­rence ne sont pas incompatibles.

C’est-à-dire?

Les orga­ni­sa­ti­ons de bien­faisance ne doivent pas néces­saire­ment faire leur propre publi­cité. Il suffi­rait d’une simple liste conten­ant des infor­ma­ti­ons sur les orga­ni­sa­ti­ons, leurs champs d’action, leurs moyens finan­ciers et les projets qu’elles souti­en­nent. Ce serait de la trans­pa­rence. Pour autant, cela ne signi­fie pas que chaque orga­ni­sa­tion doive acti­ve­ment publier ses moind­res faits et gestes.

Si une fonda­tion commu­ni­quait de façon plus trans­pa­rente sur l’utilisation de ses moyens, cela n’aiderait-il pas à recon­naître sa valeur morale?

Doit-on vrai­ment avoir connais­sance des impli­ca­ti­ons finan­ciè­res pour recon­naître une valeur morale? Il est possi­ble que nous esti­mi­ons davan­tage les choses pour lesquel­les nous avons dépensé de l’argent, mais je ne pense pas que cela soit néces­saire. Lors­que nous recon­nais­sons une chose comme étant posi­tive, la protec­tion de l’environnement par exemple, le fait de ne pas savoir quelle somme d’argent y est cons­acrée n’enlève rien à sa valeur. Nous contin­ue­rons à la considé­rer comme une valeur morale à défendre. 

Dans ce cas, qu’est-ce qui est le plus important pour notre société: les moyens finan­ciers ou l’engagement person­nel dans le secteur de la philanthropie?

La deuxième option serait la réponse idéalisée. 

Et quelle serait alors la bonne réponse?

Il convi­ent avant tout de déter­mi­ner les valeurs mora­les que l’on désire promou­voir. On pourra alors s’inquiéter dans un second temps des aspects finan­ciers et des moyens à mettre en œuvre pour soute­nir ces valeurs. Face à deux sugges­ti­ons d’activités cari­ta­ti­ves, l’idéal serait de mener un débat public pour déter­mi­ner laquelle serait la meil­leure propo­si­tion. Ensuite, vien­drait le moment de déter­mi­ner combien de ressour­ces finan­ciè­res sont néces­saires et comment elles seront réparties. 

La phil­an­thro­pie étant un pilier de la société, une société sans phil­an­thro­pie est-elle possible?

Tout dépend de la défi­ni­tion que nous donnons à la phil­an­thro­pie. Mais je pense que dans tous les cas, sans elle, notre société se porterait moins bien.

Pour­quoi?

Même en Suisse, où l’État est pour­tant rela­ti­ve­ment bien adapté aux beso­ins de la popu­la­tion, on constate que tout ne fonc­tionne pas parfai­te­ment. L’engagement de parti­cu­liers et d’institutions privées apporte des amélio­ra­ti­ons là où l’État ne fonc­tionne pas aussi bien que nous pour­ri­ons l’espérer. Une société sans acti­vi­tés phil­an­thro­pi­ques est possi­ble mais les dysfon­c­tion­ne­ments serai­ent davan­tage marqués.

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