Vous effectuez des travaux de recherche sur la transition vers un système alimentaire durable. Quelle importance revêt ce sujet pour une société démocratique
Ce sujet est très important. Nous réalisons actuellement une analyse linguistique informatique des discours publics sur le thème de l’alimentation dans différents pays du monde, tels que les États de l’UE, l’Inde, le Nigeria, l’Afrique du Sud, les États-Unis et la Suisse. Pour cela, nous étudions des millions de rapports publiés dans la presse. L’alimentation constitue un élément culturel essentiel. Elle est liée à des processus émotionnels et biologiques, mais revêt également une dimension sociopolitique capitale, et la viande, en particulier, présente un certain potentiel de polarisation.
Qu’est-ce que cela signifie?
L’alimentation devient de plus en plus un facteur d’identification au sein d’une société. Certains groupes de personnes sont même définis à partir de celle-ci. Nous avons par exemple le stéréotype des citadin/-es végan/-es et celui des électeurs/-trices de Trump avec leurs steaks et leurs burgers.
Quelle en est la conséquence pour la société?
On attribue des qualificatifs qui renforcent l’identité des groupes. Cela réduit la capacité d’écoute mutuelle. Dans le même temps, l’alimentation peut avoir exactement l’effet inverse.
Dans quelle mesure?
L’alimentation peut rassembler les gens autour d’une table. Provoquer des rencontres. Il existe des projets formidables. Leur but consiste à réunir autour d’une table (au sens propre du terme) des personnes issues de cultures diverses ou ayant des orientations politiques différentes. Il s’agit là d’une opportunité majeure. Cependant, il me semble particulièrement important d’agir au niveau politique et d’adapter la gouvernance en matière de système alimentaire, c’est-à-dire les institutions et l’art de la collaboration sociopolitique. Dans le rapport L’avenir de l’alimentation en Suisse, nous avons suggéré la création d’un comité de l’avenir. Les principaux acteurs et parties prenantes de la société qui représentent les intérêts publics et privés de marchandises dans le système alimentaire devraient y collaborer en instaurant un climat de confiance et élaborer des solutions ensemble.
«La transformation du système alimentaire est cruciale pour le maintien de la société.»
Lukas Fesenfeld, politologue
Qui pourrait convoquer un tel comité?
Dans l’idéal, il serait légitimé par le Parlement ou le Conseil fédéral et ne devrait pas dépendre de certains offices. Un tel comité doit être composé d’acteurs représentant, dans la mesure du possible, l’ensemble du système alimentaire, c’est-à-dire les producteurs/-trices et les agriculteurs/-trices mais également le secteur de la transformation, le commerce, les consommateurs/-trices ainsi que les ONG et la protection des travailleurs/-euses, de la santé, du bien-être animal et de l’environnement.
Comment choisit-on les acteurs au sein du comité?
Ils devraient être choisis selon des critères transparents, une analyse systématique de la partie prenante ainsi qu’un processus accompagné par des scientifiques. Le comité de l’avenir devrait avoir un rôle d’accompagnement en amont dans le processus parlementaire. Les résultats des discussions pourraient ensuite être intégrés au processus législatif et permettre, dans l’idéal, d’aboutir à des solutions viables à long terme. Cela aiderait à lutter contre les disparités.
Comment s’y prendre?
Il est important de se focaliser sur les opportunités et la coopération. Nous avons longtemps suivi une logique politico-économique qui nous encourageait à nous concentrer sur les grandes entreprises le long de la chaîne de création de valeur. Lorsque les chaînes de supermarchés s’approvisionnent auprès de gros producteurs, elles bénéficient d’économies d’échelles leur permettant d’obtenir des prix plus avantageux. Les consommateurs/-trices se sont habitué/-es à ce niveau de prix. Dans de nombreux pays, les subventions se sont d’ailleurs adressées aux grandes entreprises et non aux acteurs du développement durable. Une incitation inopportune. Cela a obligé les petites fermes à abandonner leur activité et a nourri un sentiment de frustration important dans l’agriculture, en particulier parce que, dans ce secteur, de nombreux agriculteurs/-trices considèrent leur métier comme un travail de toute une vie. Les forces antidémocratiques peuvent utiliser cette situation à leur avantage, comme on l’observe dans de nombreux pays. C’est pourquoi la transformation du système alimentaire est aussi cruciale pour le maintien de la société.
Avec un taux d’autosuffisance de près de 50 pour cent, quelle influence la Suisse peut-elle bien avoir?
La Suisse peut fortement contribuer à faire évoluer la société en matière de développement durable à travers ses modes de production, sa consommation au niveau national mais également grâce à ses réglementations sur les importations et les exportations de denrées alimentaires. Actuellement, près de 77 pour cent des émissions de gaz à effet de serre générées par les aliments consommés en Suisse sont produites à l’étranger. Toutefois, le taux d’autosuffisance n’est pas le seul indicateur de transition vers un système alimentaire durable. Cependant, nous pouvons facilement augmenter le taux d’autosuffisance de la Suisse en réalisant des objectifs économiques, écologiques et de santé. La sécurité alimentaire et le développement durable sont corrélatifs.
Comment y parvenir?
En changeant notre comportement de consommation. Cela aurait un impact sur la production et la transformation, ainsi que sur les importations. Actuellement, plus de 40 pour cent des surfaces cultivables en Suisse sont utilisées pour produire du fourrage. En raison des importations de fourrage, il faut y ajouter au moins 200 000 hectares de surfaces cultivables dédiées à celui-ci à l’étranger. Cela est inefficace et constitue une menace pour la sécurité alimentaire. Sur ces terres cultivables en Suisse et à l’étranger, nous pourrions produire nettement plus de végétaux destinés à la consommation humaine. Dans le même temps, il est important de souligner le fait que, de par sa situation géographique, la Suisse présente un avantage pour ce qui est de l’élevage basé sur le pâturage, notamment dans la région des Alpes.
«La Suisse peut être impactée beaucoup plus rapidement que ce que nous avions prévu jusqu’à présent.»
Lukas Fesenfeld
Un avantage dont il serait encore judicieux de profiter?
Si l’on considère le développement durable d’un point de vue global, cela serait judicieux si la Suisse importait certains fruits et légumes pour lesquels elle ne dispose d’aucun avantage en termes de situation géographique. En revanche, elle peut exporter des produits d’origine animale lorsqu’ils sont produits grâce à des pâturages existants et non du fourrage importé. De manière générale, la consommation nationale de produits à base de viande devrait cependant diminuer et les consommateurs/-trices suisses devraient principalement consommer des produits suisses issus d’élevages basés sur le pâturage. Cela signifierait consommer moins de produits carnés de manière générale, mais également réduire sa consommation de produits à base de volaille et de porc, lesquels reposent fortement sur l’importation de fourrage.
D’un point de vue global, n’est-il pas plus durable en soi d’importer moins? L’important n’est-il pas d’importer les bonnes choses?
Oui. Le scénario idéal serait que l’ensemble des pays et régions du monde fabriquent des produits pour lesquels leur situation géographique présente un avantage social, écologique et, en partie, économique. Or, la réalité est différente.
Comment encourage-t-on une production basée sur le pâturage?
D’une part, nous devons augmenter le prix du fourrage importé. En parallèle, nous devons encourager la création de valeur dans des secteurs alternatifs, tels que la culture des fruits à coque ou bien permettre aux exploitations agricoles de disposer de nouvelles sources de revenus comme avec le développement de l’agrivoltaïsme. En fin de compte, l’acceptation des consommateurs/-trices est déterminante.
De quoi cela dépend-il?
Nos expériences représentatives auprès de la population montrent qu’avec la bonne combinaison de mesures, le changement de consommation est aujourd’hui mieux accepté. Outre l’État, nous interrogeons surtout le commerce de détail et les cantines. La commercialisation joue un grand rôle. Enfin, la politique en matière de subventions et d’imposition joue un rôle très important. Aujourd’hui, l’élevage est fortement encouragé, même s’il n’est pas basé sur le pâturage. Les éleveurs bénéficient d’aides et cela n’encourage malheureusement pas à consommer de manière durable. Les agriculteurs/-trices ne devraient pas effectuer leur transition seul/-es et, au contraire, tirer profit du développement de cultures de végétaux et de l’élevage à base de pâturage.
Cela suffit-il pour transformer le système alimentaire et atteindre les objectifs de développement durable?
Si nous prenons au sérieux les objectifs de développement durable de l’ONU que la Suisse s’est engagée à respecter et si la Suisse veut contribuer équitablement à les atteindre d’ici 2030, nous devrions accélérer considérablement la transition. Malheureusement, cela n’est actuellement pas très réaliste sur le plan politico-économique.
Quelle voie serait envisageable?
Il convient de coopérer et non de travailler les uns contre les autres. L’une des voies possibles consiste à appliquer les mesures de manière judicieuse. Nous devons ensuite nous focaliser sur les opportunités et mettre en avant de nouvelles possibilités de création de valeur. Le nouveau fonds danois visant à renforcer les chaînes de création de valeur pour les produits végétaux est ici un bon exemple. Ensuite, nous pouvons réaliser pas à pas des modifications plus importantes en matière de réglementation et d’imposition.
Les fondations ont-elles un rôle à jouer ici?
Le secteur de l’utilité publique peut être utile, en particulier au démarrage. Au départ, de nombreuses activités sont nécessaires, y compris dans les niches. Les fondations peuvent aussi endosser des responsabilités pour lancer le comité de l’avenir. Par ailleurs, leur soutien serait judicieux le long de la chaîne de création de valeur sur les projets pilotes plus fortement intégrés. Nous voyons souvent des projets qui couvrent seulement une partie d’un secteur sans vision globale de ce à quoi l’ensemble de la chaîne de valeur doit ressembler pour réussir une transition. Cela vaut aussi pour le travail des fondations.
C’est-à-dire?
Les fondations aussi peuvent faire bouger les choses davantage si elles travaillent ensemble. Fort heureusement, elles commencent à réfléchir à la manière dont elles peuvent se compléter pour avoir plus d’impact.
Et être à l’origine d’évolutions grâce à des projets pilotes?
Les projets pilotes correctement mis en œuvre peuvent montrer que quelque chose fonctionne. Cela aide les producteurs/-trices à faire leur transition, à trouver des acheteurs/-euses et incite la politique à modifier l’utilisation des subventions. Si nous voulons étendre la transition, les sommes nécessaires dépassent toutefois les possibilités du secteur de l’utilité publique. Il est donc pertinent, ici aussi, de procéder pas à pas de manière stratégique, et de financer son lancement avec diverses formes de fonds. En fin de compte, l’idéal serait d’avoir un fonds de transition important comme nous l’avons ébauché dans le cadre du rapport L’avenir de l’alimentation en Suisse. Ce fonds pourrait couvrir des frais de conseils ciblés relatifs au processus de transition, des frais de recherche et développement ainsi que des dépenses d’ordre infrastructurel pour la transition le long de la chaîne de valeur. En parallèle, il devrait servir à verser une compensation financière aux perdants/-es.
Selon vous, qui seraient les perdants/-es?
Je pense par exemple aux fermes qui ont récemment investi dans de nouveaux bâtiments, car elles y ont été encouragées par la politique de subvention actuelle. Il convient ici de bien faire la différence entre la responsabilité entrepreneuriale personnelle et l’encouragement à travers la politique de subvention sociale. Nous devons connaître avec précision à quel moment les décisions d’investir ont été prises pour verser des compensations justifiées aux fermes qui perdent du capital en raison du processus de transformation.
«Nous devons nous focaliser sur les opportunités.»
Lukas Fesenfeld
Aujourd’hui déjà, de nombreux fonds sont injectés dans l’agriculture.
Absolument et y compris des fonds publics. Leur affectation devrait être en partie réorientée. À long terme, il ne faudra d’ailleurs même plus autant de nouveaux fonds. Aujourd’hui, on estime que de près de 35 milliards de francs suisses de frais externes de la consommation alimentaire suisse sont chaque année dépensés dans d’autres secteurs, tels que l’accès aux soins ou des externalités environnementales négatives. Si ces frais étaient inclus, la société dans son ensemble profiterait d’une transition vers un système alimentaire durable.
Un système alimentaire durable serait donc aussi meilleur pour la santé?
Oui, bien évidemment. Cela dépend de la définition du développement durable. Normalement, une alimentation saine et équilibrée en fait partie. Il existe l’approche Planetary Health Diet. Ce concept détermine un menu prenant en compte la santé des êtres humains et de la planète.
Comment parvient-on à une telle transition?
Aujourd’hui, les acteurs reconnaissent que les opportunités sont plus importantes que par le passé. D’autre part, de nouveaux groupes d’intérêt se forment, comme pour le développement des énergies renouvelables, et œuvrent en faveur de réformes fondamentales. Celles-ci impliquent des changements au niveau de la politique de subventions et des droits de douane. Actuellement, cela n’est pas encore réalisable dans le secteur de la politique agricole et alimentaire, car de nombreux acteurs profitent, ou du moins pensent profiter, du statu quo. L’intérêt d’un changement est seulement pris au sérieux lorsque nous montrons, en faisant preuve de crédibilité, qu’un changement offre des opportunités majeures. Cela nécessite des mesures concrètes. Il ne s’agit pas uniquement de créer de nouvelles conditions. Les nouvelles mesures doivent également s’accompagner de simplifications administratives pour les exploitations agricoles.
Pourriez-vous citer un exemple?
Si, par exemple, on fixe des indicateurs minimaux au niveau régional pour évaluer la protection de l’environnement, ceux-ci peuvent être contrôlés par satellite et les données obtenues peuvent servir de base pour verser des subventions publiques. Cela allège le travail administratif. Les petites exploitations en tireraient profit. Pour ce qui est des consommateurs/-trices, nous pourrions envisager des changements au niveau de l’offre dans les cantines, mais également l’introduction d’une taxe relative au bien-être animal comme il en est actuellement question en Allemagne. Cela modifierait non seulement la consommation mais permettrait aussi d’obtenir de nouveaux fonds pour effectuer la transition. Ce financement est important pour les agriculteurs/-trices qui effectuent leur transition. Ces personnes ont besoin de sécurité en termes de planification et de financement.
Le développement durable et la transition permettant d’assurer la sécurité alimentaire sont-ils incompatibles?
Au niveau mondial, le système alimentaire actuel génère près de 30 pour cent des émissions de gaz à effet de serre. Il est en grande partie responsable de la disparition des espèces et représente environ 70 pour cent de la consommation de poisson frais. D’après le rapport mondial de la commission d’experts Food System Economics dont j’ai fait partie, les coûts annuels du système alimentaire actuel se chiffrent à plus de 10 000 milliards de dollars par an pour l’homme et la nature. Selon le modèle de développement durable dit du «wedding cake», tous les objectifs écologiques et sociaux reposent sur un écosystème intact. En l’absence d’un tel écosystème, l’économie ne peut pas être viable et l’on voit apparaître la faim, les conflits, les pandémies et les troubles politiques. Cela se répercute rapidement sur la création de valeur mondiale. La Suisse aussi peut être impactée beaucoup plus rapidement que ce que nous avions prévu jusqu’à présent.