Vue depuis le Capitole sur l’immense «Statue Trump», à laquelle le Washington Monument a dû céder la place. Ce n’est pas réel, heureusement, mais généré par IA et assemblé dans le programme de traitement d’images.

La compé­tence média­tique, l’une des clés d’une société résiliente

La concentration croissante des médias et l’évolution de leur utilisation mettent notre société au défi de fournir une base d’informations fiables. À l’heure de la désinformation et de l’arrivée de l’IA dans la presse, l’importance de la compétence médiatique pour une société résiliente devient évidente.

La situa­tion écono­mi­que des médias suis­ses sérieux est tendue. Il ne se passe guère de semaine sans que des maisons d’édition annon­cent des réduc­tions d’effectifs. Dans le même temps, les sources d’informations en ligne, nombreu­ses et variées, n’ont jamais été aussi acces­si­bles. Il est depuis long­temps de noto­riété publi­que que l’utilisation des médias a forte­ment évolué. De plus en plus de person­nes s’informent par le biais des réseaux sociaux, des sites Inter­net ou des services de strea­ming. Dans cette dyna­mi­que, la ques­tion se pose de savoir si les campa­gnes de désin­for­ma­tion ciblées ont un impact sur la société.

«Oui, abso­lu­ment, souti­ent Mari­anne Läder­ach, direc­trice de l’Institut des médias de l’Association des éditeurs de médias suis­ses (VSM). De telles campa­gnes ont en effet toujours pour objec­tif global de miner la confi­ance dans les struc­tures et les insti­tu­ti­ons de notre société.»

La désin­for­ma­tion et les fake news peuvent sérieu­se­ment désta­bi­li­ser une société. Selon Jere­mias Schul­t­hess, direc­teur de Fairm­edia, la désin­for­ma­tion peut être une forme de guerre. Derniè­re­ment, «The Big Lie» (le grand mensonge, en fran­çais), ce mythe créé par Donald Trump affir­mant que l’élection de 2020 lui avait été volée, a montré la force et le potentiel de la désinformation.

La vulné­ra­bi­lité de la démo­cra­tie occi­den­tale tradi­ti­onnelle que sont les États-Unis s’est mani­fes­tée lors de la tempête du Capi­tole. Or, c’est bien ce genre de déve­lo­p­pe­ments que Fairm­edia veut préve­nir. Avec Fairm­edia­WATCH, l’association pour le jour­na­lisme et la démo­cra­tie vise à mettre en évidence les méca­nis­mes de la désin­for­ma­tion. Elle montre comment, en Suisse aussi, des images mani­pulées ou des fake news sont diffu­sées et par quel­les métho­des des infor­ma­ti­ons se trans­for­ment en désinformation.

Guido Keel, direc­teur de l’Institut des scien­ces média­ti­ques appli­quées de la ZHAW, estime toute­fois que le danger est pour l’heure moins pres­sant en Suisse que dans d’autres pays. Le fait que la Suisse se carac­té­rise par plus­ieurs petits systè­mes média­ti­ques et que le jour­na­lisme soit encore rela­ti­ve­ment fort y contri­bue. De plus, Guido Keel estime que la pola­ri­sa­tion y est moins avan­cée que dans d’autres pays. 

Et pour­tant, les défis pour le public sont de plus en plus grands aujourd’hui, car les mani­pu­la­ti­ons de plus en plus faci­les. Le progrès tech­no­lo­gi­que, poussé en avant par l’IA, rend beau­coup plus de choses réalisables.

Les pouvoirs de l’IA

Il est encore diffi­cile d’évaluer les risques de désin­for­ma­tion liés à l’IA, car notre expé­ri­ence encore limi­tée. Le direc­teur de l’Institut des scien­ces média­ti­ques appli­quées de la ZHAW y voit cepen­dant déjà un danger. «L’IA est un danger parce qu’elle met encore plus en péril le modèle commer­cial peu viable en soi des grou­pes de médias et qu’elle entraîne des boule­ver­se­ments qui exigent des chan­ge­ments fonda­men­taux, disrup­tifs.» Et il fait le paral­lèle avec l’invasion menée par Google et Face­book il y a respec­ti­ve­ment 20 et 10 ans, lors­que ces deux géants ont modi­fié notre consom­ma­tion des médias, et la réac­tion de l’époque des grou­pes de médias. «On les a accu­eil­lis, parce qu’on espé­rait en tirer des avan­ta­ges, mais on s’est attiré en même temps de nombreux problè­mes», signale-t-il. «L’histoire se répète avec l’IA, mais à une bien plus grande échelle.» Les grou­pes de médias clas­si­ques devrai­ent donc se pencher sérieu­se­ment sur l’utilisation correcte de cette nouvelle tech­no­lo­gie, car, oui, l’IA est là. Oui, elle va être utili­sée. Mais il est possi­ble d’en influen­cer la manière. L’IA, ce sont aussi de nouvel­les oppor­tu­ni­tés: notam­ment pour les jour­na­lis­tes, si elle complète leur travail jour­na­lis­tique – et ne le supp­lante pas. 

Andrew Holland, de la Fonda­tion Merca­tor Suisse, est moins néga­tif. «L’IA peut auto­ma­tiser certa­ins aspects de la produc­tion média­tique et les rendre plus effi­caces, mais elle ne rempla­cera pas la recher­che et l’analyse jour­na­lis­ti­ques», affirme-t-il avec convic­tion. «Le jour­na­lisme de qualité requiert une multi­tude de compé­ten­ces, comme la connais­sance du contexte, l’intelligence émoti­on­nelle et la consci­ence éthi­que. Dans ce domaine, l’être humain reste indis­pensable.» En outre, il voit, du moins actu­el­le­ment encore, un problème de crédi­bi­lité dans les modè­les lingu­is­ti­ques basés sur l’IA. Il estime que leur fiabi­lité est encore parti­el­le­ment douteuse aujourd’hui.


La consom­ma­tion des médias a évolué, notam­ment en raison de la démul­ti­pli­ca­tion des nouveaux canaux. Mais il y a plus ou moins de trans­pa­rence derrière chaque infor­ma­tion qui y circule. D’autant que les barriè­res à la diffu­sion d’informations – qu’elles soient vraies ou faus­ses – ont été abaissées. 

Une compé­tence essentielle

«La publi­ca­tion de contenu s’est simpli­fiée», expli­que Andrew Holland. «Les médias ont moins de poids en la matière, ce qui ébranle leur pouvoir d’interprétation.» Un espoir et une menace à la fois, à ses yeux. Le discours social devi­en­dra plus libre et plus diver­si­fié si ce ne sont pas quel­ques magnats de l’industrie de la presse et des médias qui déci­dent de ce qui doit être publié ou non. «En même temps, la nouvelle diver­sité des voix et l’érosion des règles jour­na­lis­ti­ques créent une perte de repè­res.» Ici, la classe d’âge joue un rôle. En effet, chaque géné­ra­tion accède diffé­rem­ment à l’information et certa­ins obsta­cles qui peuvent l’en empê­cher. Ainsi, les person­nes âgées ne sont pas toujours à l’aise avec les nouvel­les tech­no­lo­gies. A contra­rio, les plus jeunes ne dispo­sent pas des moyens d’information clas­si­ques. «En règle géné­rale, on ne rencontre guère de jeunes qui achè­tent un abon­ne­ment à la NZZ ou qui écou­tent le jour­nal régio­nal au petit-déjeu­ner», déclare Jere­mias Schul­t­hess. Cette évolu­tion l’inquiète. Il estime préoc­cu­p­ant le fait que le degré d’information sur les événe­ments poli­ti­ques et sociaux dimi­nue. Cela ouvr­i­rait la porte à de faus­ses infor­ma­ti­ons. Il est donc d’autant plus important de former à la compé­tence média­tique. Mari­anne Läder­ach considère elle aussi qu’il s’agit de l’une des missi­ons prin­ci­pa­les d’une société: «L’offre d’actualités est immense, en parti­cu­lier sur les réseaux sociaux. Gérer ce flot inces­sant d’informations et l’examiner de manière critique pour se forger sa propre opinion demande de la pratique et de la réflexion.»

“Le monde devi­ent plus complexe” est le titre de l’il­lus­tra­tion de Fran­çois Chalet.

Un expé­di­teur de confiance

L’enseignement de la compé­tence média­tique repré­sente un défi à plus­ieurs niveaux. Le programme scolaire ne peut pas se limi­ter à des compé­ten­ces tech­no­lo­gi­ques et à l’évocation de titres de médias fiables. Guido Keel est convaincu qu’il faut adop­ter la bonne atti­tude: «Les jeunes d’aujourd’hui savent peut-être beau­coup mieux ce que sont les fake news et comment évaluer les infor­ma­ti­ons sur les réseaux sociaux; mais ces connais­sances ne les empê­chent pas de s’informer malgré tout sans esprit critique ou sur des sujets moins pertin­ents pour la société.» Vous vous deman­dez ce qu’il en est de votre compé­tence média­tique? Merca­tor, la SSR, l’Institut des médias et l’association Polit­tools ont lancé cette année le newstest.ch. Faites le test! Dans tous les cas, les grou­pes de médias devrai­ent prêter suffi­sam­ment atten­tion à la compé­tence média­tique. En effet, le danger ne réside pas seule­ment dans la baisse d’intérêt du public et de leurs perfor­man­ces écono­mi­ques. La perte de compé­tence média­tique remet en ques­tion leur auto­rité et leur crédi­bi­lité. Il manque ainsi à une société démo­cra­tique un socle commun fiable. «La vulné­ra­bi­lité augmente. C’est un péril majeur pour une société démo­cra­tique», s’alarme Mari­anne Läderach.

«Une popu­la­tion bien infor­mée résiste plus faci­le­ment aux tenta­ti­ves de mani­pu­la­tion et aux discours alarmistes.»

Andrew Holland, direc­teur de la Fonda­tion Merca­tor Suisse

La perte d’autorité des médias clas­si­ques faci­lite la désin­for­ma­tion et son accept­a­tion. Jere­mias Schul­t­hess ajoute: «Si l’autorité des médias s’affaiblit, n’importe qui peut reven­diquer sa souve­rai­neté en matière d’interprétation. Cela faci­lite la diffu­sion d’informations trom­peu­ses.» Toujours selon le direc­teur de Fairm­edia, les médias au sens tradi­ti­onnel du terme – presse écrite et presse en ligne – doivent, par prin­cipe et dans le meil­leur des cas, renforcer la rési­li­ence de la société. «Par rési­li­ence, j’entends ici la capa­cité à résis­ter aux pertur­ba­ti­ons exter­nes dans une société. L’émergence de courants extrê­mes et auto­ri­taires consti­tue un exemple de pertur­ba­tion externe en contexte démo­cra­tique. Pour empê­cher autant que possi­ble de tels phénomè­nes, il faut des médias qui permet­tent un dialo­gue cons­truc­tif au sein de la majo­rité.» La perte d’autorité est d’autant plus lourde de consé­quen­ces pour une démo­cra­tie que, comme le souli­gne Guido Keel, elle ne touche pas seule­ment l’autorité des médias, mais celle de diffé­ren­tes insti­tu­ti­ons socia­les: «On assiste à une frag­men­ta­tion et à un taris­se­ment ou, a minima, à un durcis­se­ment du dialo­gue, sur fond de désin­for­ma­tion ciblée et de discours de haine.» Le problème posé par cette frag­men­ta­tion peut sembler encore peu évident en temps normal. Mais c’est dans les crises que les risques pour une société se révè­lent. «C’est précis­é­ment dans les situa­tions d’urgence qu’un dialo­gue ouvert aide à les surmon­ter», insiste le direc­teur de l’Institut des scien­ces média­ti­ques appli­quées de la ZHAW. «Si le dialo­gue social – qui inclut autant que possi­ble tout le monde – se rompt et que l’échange ne se joue plus qu’entre deux pôles antago­nis­tes, alors la compré­hen­sion meurt; or celle-ci est l’une des condi­ti­ons sine qua non à une société rési­li­ente et forte.» Les médias sont en première ligne. Étab­lir le dialo­gue fait partie de leur voca­tion; ils ont les moyens de connaître les idées et les points de vue de tous les milieux concer­nés et de les mettre en rela­tion. «Cette fonc­tion de forum des médias est à mon avis centrale pour la cohé­sion sociale.» 

Un socle de connais­sances commun

Une société a donc inté­rêt à ce que ses membres mémo­ri­sent une certaine quan­tité d’informations. Elle a besoin d’un socle de connais­sances commun qui rend possi­ble le dialo­gue et même la dispute. Cela consti­tue la base d’une société rési­li­ente. «Une popu­la­tion bien infor­mée résiste plus faci­le­ment aux tenta­ti­ves de mani­pu­la­tion et aux discours alar­mis­tes», souli­gne Andrew Holland. Par consé­quent, «les médias qui enquêtent et clas­sent les infor­ma­ti­ons selon des prin­cipes jour­na­lis­ti­ques étab­lis contri­buent donc à la rési­li­ence de la société, aident à la forma­tion de l’opinion en contex­tua­li­sant et en pondé­rant les infor­ma­ti­ons, et favo­ri­sent ainsi la parti­ci­pa­tion démo­cra­tique, peu importe leur format, tradi­ti­onnel ou nouveau.» 

Note de la rédac­tion: l’autrice est co-prési­dente de Fairmedia.

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