La situation économique des médias suisses sérieux est tendue. Il ne se passe guère de semaine sans que des maisons d’édition annoncent des réductions d’effectifs. Dans le même temps, les sources d’informations en ligne, nombreuses et variées, n’ont jamais été aussi accessibles. Il est depuis longtemps de notoriété publique que l’utilisation des médias a fortement évolué. De plus en plus de personnes s’informent par le biais des réseaux sociaux, des sites Internet ou des services de streaming. Dans cette dynamique, la question se pose de savoir si les campagnes de désinformation ciblées ont un impact sur la société.
«Oui, absolument, soutient Marianne Läderach, directrice de l’Institut des médias de l’Association des éditeurs de médias suisses (VSM). De telles campagnes ont en effet toujours pour objectif global de miner la confiance dans les structures et les institutions de notre société.»
La désinformation et les fake news peuvent sérieusement déstabiliser une société. Selon Jeremias Schulthess, directeur de Fairmedia, la désinformation peut être une forme de guerre. Dernièrement, «The Big Lie» (le grand mensonge, en français), ce mythe créé par Donald Trump affirmant que l’élection de 2020 lui avait été volée, a montré la force et le potentiel de la désinformation.
La vulnérabilité de la démocratie occidentale traditionnelle que sont les États-Unis s’est manifestée lors de la tempête du Capitole. Or, c’est bien ce genre de développements que Fairmedia veut prévenir. Avec FairmediaWATCH, l’association pour le journalisme et la démocratie vise à mettre en évidence les mécanismes de la désinformation. Elle montre comment, en Suisse aussi, des images manipulées ou des fake news sont diffusées et par quelles méthodes des informations se transforment en désinformation.
Guido Keel, directeur de l’Institut des sciences médiatiques appliquées de la ZHAW, estime toutefois que le danger est pour l’heure moins pressant en Suisse que dans d’autres pays. Le fait que la Suisse se caractérise par plusieurs petits systèmes médiatiques et que le journalisme soit encore relativement fort y contribue. De plus, Guido Keel estime que la polarisation y est moins avancée que dans d’autres pays.
Et pourtant, les défis pour le public sont de plus en plus grands aujourd’hui, car les manipulations de plus en plus faciles. Le progrès technologique, poussé en avant par l’IA, rend beaucoup plus de choses réalisables.
Les pouvoirs de l’IA
Il est encore difficile d’évaluer les risques de désinformation liés à l’IA, car notre expérience encore limitée. Le directeur de l’Institut des sciences médiatiques appliquées de la ZHAW y voit cependant déjà un danger. «L’IA est un danger parce qu’elle met encore plus en péril le modèle commercial peu viable en soi des groupes de médias et qu’elle entraîne des bouleversements qui exigent des changements fondamentaux, disruptifs.» Et il fait le parallèle avec l’invasion menée par Google et Facebook il y a respectivement 20 et 10 ans, lorsque ces deux géants ont modifié notre consommation des médias, et la réaction de l’époque des groupes de médias. «On les a accueillis, parce qu’on espérait en tirer des avantages, mais on s’est attiré en même temps de nombreux problèmes», signale-t-il. «L’histoire se répète avec l’IA, mais à une bien plus grande échelle.» Les groupes de médias classiques devraient donc se pencher sérieusement sur l’utilisation correcte de cette nouvelle technologie, car, oui, l’IA est là. Oui, elle va être utilisée. Mais il est possible d’en influencer la manière. L’IA, ce sont aussi de nouvelles opportunités: notamment pour les journalistes, si elle complète leur travail journalistique – et ne le supplante pas.
Andrew Holland, de la Fondation Mercator Suisse, est moins négatif. «L’IA peut automatiser certains aspects de la production médiatique et les rendre plus efficaces, mais elle ne remplacera pas la recherche et l’analyse journalistiques», affirme-t-il avec conviction. «Le journalisme de qualité requiert une multitude de compétences, comme la connaissance du contexte, l’intelligence émotionnelle et la conscience éthique. Dans ce domaine, l’être humain reste indispensable.» En outre, il voit, du moins actuellement encore, un problème de crédibilité dans les modèles linguistiques basés sur l’IA. Il estime que leur fiabilité est encore partiellement douteuse aujourd’hui.
La consommation des médias a évolué, notamment en raison de la démultiplication des nouveaux canaux. Mais il y a plus ou moins de transparence derrière chaque information qui y circule. D’autant que les barrières à la diffusion d’informations – qu’elles soient vraies ou fausses – ont été abaissées.
Une compétence essentielle
«La publication de contenu s’est simplifiée», explique Andrew Holland. «Les médias ont moins de poids en la matière, ce qui ébranle leur pouvoir d’interprétation.» Un espoir et une menace à la fois, à ses yeux. Le discours social deviendra plus libre et plus diversifié si ce ne sont pas quelques magnats de l’industrie de la presse et des médias qui décident de ce qui doit être publié ou non. «En même temps, la nouvelle diversité des voix et l’érosion des règles journalistiques créent une perte de repères.» Ici, la classe d’âge joue un rôle. En effet, chaque génération accède différemment à l’information et certains obstacles qui peuvent l’en empêcher. Ainsi, les personnes âgées ne sont pas toujours à l’aise avec les nouvelles technologies. A contrario, les plus jeunes ne disposent pas des moyens d’information classiques. «En règle générale, on ne rencontre guère de jeunes qui achètent un abonnement à la NZZ ou qui écoutent le journal régional au petit-déjeuner», déclare Jeremias Schulthess. Cette évolution l’inquiète. Il estime préoccupant le fait que le degré d’information sur les événements politiques et sociaux diminue. Cela ouvrirait la porte à de fausses informations. Il est donc d’autant plus important de former à la compétence médiatique. Marianne Läderach considère elle aussi qu’il s’agit de l’une des missions principales d’une société: «L’offre d’actualités est immense, en particulier sur les réseaux sociaux. Gérer ce flot incessant d’informations et l’examiner de manière critique pour se forger sa propre opinion demande de la pratique et de la réflexion.»
“Le monde devient plus complexe” est le titre de l’illustration de François Chalet.
Un expéditeur de confiance
L’enseignement de la compétence médiatique représente un défi à plusieurs niveaux. Le programme scolaire ne peut pas se limiter à des compétences technologiques et à l’évocation de titres de médias fiables. Guido Keel est convaincu qu’il faut adopter la bonne attitude: «Les jeunes d’aujourd’hui savent peut-être beaucoup mieux ce que sont les fake news et comment évaluer les informations sur les réseaux sociaux; mais ces connaissances ne les empêchent pas de s’informer malgré tout sans esprit critique ou sur des sujets moins pertinents pour la société.» Vous vous demandez ce qu’il en est de votre compétence médiatique? Mercator, la SSR, l’Institut des médias et l’association Polittools ont lancé cette année le newstest.ch. Faites le test! Dans tous les cas, les groupes de médias devraient prêter suffisamment attention à la compétence médiatique. En effet, le danger ne réside pas seulement dans la baisse d’intérêt du public et de leurs performances économiques. La perte de compétence médiatique remet en question leur autorité et leur crédibilité. Il manque ainsi à une société démocratique un socle commun fiable. «La vulnérabilité augmente. C’est un péril majeur pour une société démocratique», s’alarme Marianne Läderach.
«Une population bien informée résiste plus facilement aux tentatives de manipulation et aux discours alarmistes.»
Andrew Holland, directeur de la Fondation Mercator Suisse
La perte d’autorité des médias classiques facilite la désinformation et son acceptation. Jeremias Schulthess ajoute: «Si l’autorité des médias s’affaiblit, n’importe qui peut revendiquer sa souveraineté en matière d’interprétation. Cela facilite la diffusion d’informations trompeuses.» Toujours selon le directeur de Fairmedia, les médias au sens traditionnel du terme – presse écrite et presse en ligne – doivent, par principe et dans le meilleur des cas, renforcer la résilience de la société. «Par résilience, j’entends ici la capacité à résister aux perturbations externes dans une société. L’émergence de courants extrêmes et autoritaires constitue un exemple de perturbation externe en contexte démocratique. Pour empêcher autant que possible de tels phénomènes, il faut des médias qui permettent un dialogue constructif au sein de la majorité.» La perte d’autorité est d’autant plus lourde de conséquences pour une démocratie que, comme le souligne Guido Keel, elle ne touche pas seulement l’autorité des médias, mais celle de différentes institutions sociales: «On assiste à une fragmentation et à un tarissement ou, a minima, à un durcissement du dialogue, sur fond de désinformation ciblée et de discours de haine.» Le problème posé par cette fragmentation peut sembler encore peu évident en temps normal. Mais c’est dans les crises que les risques pour une société se révèlent. «C’est précisément dans les situations d’urgence qu’un dialogue ouvert aide à les surmonter», insiste le directeur de l’Institut des sciences médiatiques appliquées de la ZHAW. «Si le dialogue social – qui inclut autant que possible tout le monde – se rompt et que l’échange ne se joue plus qu’entre deux pôles antagonistes, alors la compréhension meurt; or celle-ci est l’une des conditions sine qua non à une société résiliente et forte.» Les médias sont en première ligne. Établir le dialogue fait partie de leur vocation; ils ont les moyens de connaître les idées et les points de vue de tous les milieux concernés et de les mettre en relation. «Cette fonction de forum des médias est à mon avis centrale pour la cohésion sociale.»
Un socle de connaissances commun
Une société a donc intérêt à ce que ses membres mémorisent une certaine quantité d’informations. Elle a besoin d’un socle de connaissances commun qui rend possible le dialogue et même la dispute. Cela constitue la base d’une société résiliente. «Une population bien informée résiste plus facilement aux tentatives de manipulation et aux discours alarmistes», souligne Andrew Holland. Par conséquent, «les médias qui enquêtent et classent les informations selon des principes journalistiques établis contribuent donc à la résilience de la société, aident à la formation de l’opinion en contextualisant et en pondérant les informations, et favorisent ainsi la participation démocratique, peu importe leur format, traditionnel ou nouveau.»
Note de la rédaction: l’autrice est co-présidente de Fairmedia.