De manière totalement fortuite, je me retrouve assise à une table avec Rémy par un beau midi ensoleillé d’automne dans notre hôpital spécialisé. C’est un type charmant avec un sourire contagieux qui est venu chez nous chercher ses médicaments et faire un bilan.
Il a la discussion facile et se met soudainement à me raconter son histoire. Une de ces histoires qui ont le don de plonger le monde dans le silence pendant quelques instants. Il était encore jeune lorsque sa femme et leur bébé ont perdu la vie dans un accident de voiture. Le jour d’après, il raconte s’être rendu sur le Platzspitz – c’était encore l’époque où les gens se droguaient ouvertement au beau milieu de Zurich. Il prenait tout ce qu’il trouvait dès lors que cela lui permettait de ne plus ressentir de peine. S’il venait à en mourir, ce ne serait qu’un bonus. Mais il était coriace. Aussi, il a connu une toxicomanie lourde pendant plusieurs années.
Mais un beau jour, il croise sur le chemin d’un local de consommation de la ville une connaissance qui porte un chiot dans ses bras – l’homme se rend chez le vétérinaire pour faire vacciner le petit. Lui-même toxicomane, il abandonne vite son idée et demande à se rendre au local avec Rémy.
C’est une rencontre somme toute banale; ces dernières années, quelques-uns de ces événements ont dû arriver dans la vie de Rémy: des rendez-vous médicaux manqués par lui-même ou ses connaissances, des relations familiales rompues, des consultations au centre de soutien annulées.
Ce jour-là, Rémy décide d’aller chez le vétérinaire avec le chiot pour son collègue. Pour lui, cette rencontre est totalement différente de tout ce qu’il a vécu jusque là: «Tu sais, c’est la première fois que Dieu me confiait à nouveau une autre vie que la mienne. La mienne, j’en avais rien à faire.» Ce qui se passe après, vous l’avez sûrement deviné. Son collègue lui laisse le chien qui restera avec lui jusqu’à sa mort 10 ans plus tard tandis qu’en parallèle, Rémy parvient à se défaire de l’héroïne et de l’autodestruction.
Son récit n’a duré que quelques minutes, mais a tout changé. Le naturel avec lequel il rit et l’optimisme qu’il communique à ceux qui l’entourent sont à peine croyables. Rémy est assis à table avec nous, plein de vie, et explique avec engouement la meilleure façon de manger les pâtisseries qu’il y a en dessert (c’est-à-dire sans couverts).
Récemment, la résilience est devenue une sorte de formule magique dans notre société. Un terme chargé d’attentes qui recèle de nombreux espoirs. Nous vivons à une époque où il nous faut parfois chercher de nouveaux mots pour qualifier la coïncidence vertigineuse des crises sociales. L’ordre mondial que nous connaissons est profondément ébranlé, des relations internationales aux structures familiales. Dans notre structure d’accueil, cela se remarque aux nombreuses personnes qui, peu de temps auparavant, n’avaient aucun mal à se tenir dans les rangs de la société. Dans notre hébergement d’urgence pour adolescents, nous voyons pour la première fois depuis longtemps des jeunes qui consomment par intraveineuse. Cela peut toucher n’importe qui, c’est pourquoi l’idée d’une formule magique à même de nous protéger par les temps qui courent est séduisante.
Nous savons qu’il existe des choses qui favorisent la résilience: l’auto-prise en charge, une capacité à se détacher de manière saine, une réflexion axée sur les ressources. Ce sont des instruments bien pensés et étudiés. Mais ceux-ci ne sont pas exploités au niveau individuel. Ce qui a sauvé Rémy, c’est sa capacité à nouer un lien avec un autre être après des années d’épuisement psychique et physique. Ce qui l’a sauvé, c’est un entourage qui l’a soutenu et supporté – alors que dans son désespoir et sa haine envers le monde, il lui arrivait parfois peut-être d’être insupportable – et qui est resté à ses côtés alors qu’il faisait un premier pas loin de la drogue.
Chaque jour, nous pouvons faire la différence, pour nous-mêmes et pour les gens que nous rencontrons – nous ne savons juste pas encore de quoi il s’agit. Au vu de cette indisponibilité, n’abandonner ni soi-même ni son prochain, c’est pour moi la véritable définition de la résilience: sa dimension sociale qui fait de cet instrument d’auto-optimisation l’arme secrète d’une communauté qui n’abandonne pas l’autre, que les chances soient bonnes ou mauvaises.