Carolina Müller-Möhl compte parmi les philanthropes les plus engagées et les plus célèbres de Suisse. Elle s’engage en faveur de l’éducation, de la promotion économique et de la promotion de la femme via la Müller-Möhl Foundation. Elle considère l’imposition individuelle comme une étape essentielle pour parvenir à l’égalité des droits.
Vous vous engagez depuis environ 20 ans pour l’égalité des droits. Vous jetez des ponts entre les acteurs les plus divers et plaidez pour la création de conditions-cadres favorisant l’égalité. Pourquoi le système d’imposition suisse joue-t-il un rôle central à ce sujet?
Notre objectif est que davantage de femmes aient une activité professionnelle et occupent des postes décisionnels. Ma longue expérience montre que le système d’imposition actuel est un important obstacle. L’introduction de l’imposition individuelle pour les couples mariés irait dans le sens de notre objectif. Ce serait un véritable jalon.
Quelle serait la contribution exacte de l’imposition individuelle?
Si un couple avec enfants a un double revenu, il passe dans une tranche d’imposition plus élevée et perd la subvention octroyée pour la crèche. Au plus tard à l’arrivée du deuxième enfant, le deuxième salaire – en général celui de la femme – couvre tout juste les coûts de la garde des enfants. Cela va à l’encontre de ma vision économique libérale.
Pourquoi?
Cela doit valoir la peine de travailler. Si on ajoute les deux salaires pour les impôts, cela crée de mauvaises incitations. Une imposition individuelle va également de pair avec une autre idée. Nous venons seuls au monde et mourons seuls. Le sexe ne joue aucun rôle dans ce domaine. Et l’état civil n’a également aucune importance dans ce contexte. Cela se traduit aussi par le fait que nous avons tous un passeport individuel. Ma conclusion: nous devrions tous avoir la responsabilité de signer notre propre déclaration d’impôt.
Quel pourrait être l’impact de cet examen individuel?
L’imposition individuelle donnerait des incitations à l’emploi positives. En 2019, nous avons passé un contrat pour la réalisation d’une étude chez ecoplan en collaboration avec alliance f. Elle montre ce que nous pouvons atteindre si nous éliminons les effets fiscaux négatifs sur le salaire du conjoint. Nous pourrions reconquérir des employés pour le marché du travail. L’ordre de grandeur cité par l’étude est de 40 000 à 60 000 postes à temps plein.
Avec un effet positif sur la pénurie de personnel qualifié?
Tout à fait. L’imposition individuelle serait utile sur le plan économique. Elle pourrait provoquer un élan économique. Davantage de femmes sur le marché du travail apporteraient un meilleur rapport coût-efficacité. Nous avons en Suisse un système éducatif fortement subventionné jusqu’à un haut niveau d’études. C’est un non-sens économique si, par exemple, des juristes ou des doctoresses bien formées quittent pour toujours le marché de l’emploi après leur mariage et leur premier enfant. En moyenne, ces femmes hautement qualifiées sont ensuite absentes du marché de l’emploi pendant plus de 30 ans.
Pourquoi est-ce si important pour les femmes de rester sur le marché de l’emploi?
Depuis plusieurs années, le taux de natalité s’élève à environ 1,5 enfant par femme. Pour se réinsérer plus tard dans la vie professionnelle, il est fondamental, en fonction de leurs possibilités, que les femmes ne quittent pas cette dernière entièrement et pour très longtemps lorsqu’elles fondent une famille.
Une activité professionnelle continue des femmes réduit leur risque de pauvreté lié à l’âge. Ce serait également préférable pour leur santé: on sait aujourd’hui que les actifs sont moins souvent malades que les inactifs.
De manière tout à fait générale, quelle est l’importance des aspects financiers pour l’égalité?
L’activité professionnelle est synonyme d’argent à soi, d’indépendance financière et de pouvoir d’achat, de meilleure retraite… C’est fondamental.
Où voyez-vous des pistes de solutions?
À mon avis, la solution est dans l’interaction entre différentes actrices et différents acteurs. Tout le monde devrait aller dans la même direction. L’économie, la politique, la société, les médias, la culture et en premier lieu les femmes elles-mêmes devraient se mobiliser de la même manière pour l’égalité.
«Je vois un avenir placé sous le signe de l’égalité si une majorité de femmes s’engage en sa faveur.»
Carolina Müller-Möhl
Et où est la philanthropie dans tout cela?
Mon expérience montre que l’État et le secteur privé assument la responsabilité centrale. Mais les fondations peuvent attirer l’attention sur des sujets importants. Elles peuvent agir plus rapidement et de manière plus agile. Si l’État n’a pas les moyens de financer une étude, une fondation peut intervenir rapidement et aisément. De cette manière, les fondations peuvent ajouter des sujets à l’agenda politique.
C’est ce qui fait que vous avez créé la Müller-Möhl Foundation?
Je me considère comme une philanthrope, c’est-à-dire littéralement une amie de l’humanité. J’ai toujours eu à cœur de combattre les injustices et d’offrir mon soutien. De fil en aiguille, il s’est trouvé que j’occupais différents mandats en 2012. La remarque d’un ami a finalement servi de déclencheur à la création de la Müller-Möhl Foundation. Il m’a dit qu’on ne comprenait plus tout ce que je faisais et que je devrais créer un réceptacle adapté.
Vous vouliez regrouper vos différents engagements?
Je voulais regrouper sous le même toit tous mes engagements, mes centres d’intérêt et mes coopérations avec des organisations d’utilité publique. Et je voulais professionnaliser le travail.
C’est-à-dire?
Aujourd’hui, nous sommes une équipe de quatre personnes. Et nous travaillons bien entendu également avec une assistance externe, par exemple pour les questions juridiques.
Vous vous engagez dans les domaines de l’éducation, de la promotion économique et de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale et de la promotion des femmes. Comment ce champ d’activité est-il apparu?
Ce sont tous des sujets qui étaient négligés en Suisse au moment de la création de la Müller-Möhl Foundation, notamment ce qui concerne les femmes.
Comment les domaines que vous soutenez s’articulent-ils entre eux?
Ils vont de pair les uns avec les autres. Par exemple, un meilleur système d’éducation préscolaire, de garde et d’éducation nous permet de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. Cela vaut autant pour les mères que pour les pères. Nous l’avons démontré dans une étude: les parents se sentent plus confiants quand ils savent que leurs enfants sont bien stimulés et formés. C’est la base de la conciliation entre travail et famille. La formation continue est liée à la promotion économique. Davantage de femmes reprenant une activité professionnelle permet une croissance économique plus forte. Cela est synonyme de promotion économique et contribue à remédier à la pénurie de personnel qualifié. C’est un domaine dans lequel il existe des recoupements avec d’autres de mes mandats, par exemple celui que j’occupe chez Avenir Suisse.
Comment soutenez-vous les femmes reprenant une activité professionnelle?
La Müller-Möhl Foundation soutient entre autres le programme de l’Université de Saint-Gall «Women Back to Business», depuis le départ, c’est-à-dire plus de treize ans. Il offre par exemple des réponses à la pénurie de personnel qualifié. Nous avons besoin de femmes actives qualifiées pour y faire face. Cela renforce l’aide régionale et la promotion économique et contribue à la prospérité future. Ce programme existe en outre en anglais, il continue à être développé en permanence et sera prochainement proposé en ligne.
Le programme a‑t-il fait ses preuves?
De nombreuses femmes et mères veulent reprendre une activité professionnelle, mais elles se sentent peu sûres d’elles parce qu’elles ont quitté leur métier de longues années. Elles sont parfois sous-qualifiées ou ont trop peu planifié leur carrière; elles manquent éventuellement de confiance en elles et n’ont pas suffisamment fait leur promotion. Souvent, les femmes qui ont eu leurs enfants à l’âge de 30 ans ont ensuite de grandes difficultés à revenir sur le marché de l’emploi. C’est là qu’intervient «Women Back to Business». Ce programme de qualité a été développement conjointement avec la professeure Gudrun Sanders de l’Université de Saint-Gall. La Müller-Möhl Foundation y a participé durant ces treize années, notamment en donnant des idées. Nous avons investi du temps, ouvert des portes et accompagné et sponsorisé le projet en lui faisant bénéficier de notre longue expérience. C’est toujours de cette manière que nous travaillons en tant que fondation.
Quel est le taux de réussite du programme?
Les trois quarts des participantes réussissent leur retour sur le marché du travail. Ce programme offre donc une contribution précieuse à l’égalité. Les femmes sont de retour sur le marché du travail, peuvent se réaliser sur le plan professionnel, deviennent indépendantes et sont mieux protégées en raison de leur sensibilisation accrue aux aspects financiers.
Comment est-il possible de sensibiliser aux aspects financiers?
En promouvant la «Financial Literacy», c’est-à-dire la culture générale relative aux questions financières, nous contribuons d’un côté à intéresser les femmes aux finances et de l’autre à protéger les jeunes de l’endettement à travers d’autres projets. Les citoyennes et les citoyens financièrement autonomes possédant des connaissances entrepreneuriales et financières agissent de manière plus consciente.
Comment jugez-vous la situation sur le plan de l’égalité dans le monde des fondations?
La gent masculine domine massivement. 80% des présidents sont des hommes. Environ un tiers des organes de fondations sont exclusivement masculins. Ces organes de décision qui gèrent des milliards de francs ne représentent la société en aucune façon. On ne peut changer cela qu’en faisant entrer des femmes dans les fondations l’on siège. Ce n’est toutefois pas toujours possible.
Pourquoi?
Il existe des fondations dont les statuts stipulent que les donateurs sont représentés au conseil de fondation. Si l’argent provient d’une entreprise privée dont le PDG et le président du conseil d’administration sont des hommes et qu’un des deux doit siéger à la fondation…
… c’est donc un problème structurel?
Oui, tout à fait.
Comment pourrait-on donc encourager l’égalité dans les entreprises?
L’essentiel est que les conditions-cadres soient adaptées. Edge, une de nos organisations partenaires, est un instrument d’évaluation et de certification d’entreprise leader sur le plan mondial pour l’égalité des sexes. À l’aide d’un outil d’évaluation, les entreprises peuvent se comparer à d’autres entreprises sur le plan de l’égalité. Les critères analysés sont par exemple les salaires, les promotions et le tutorat. Cet outil indique également le potentiel d’amélioration de l’entreprise. Un certificat est délivré à la fin du processus.
Le fait qu’il existe encore des certificats montre que cela ne va pas encore de soi. En même temps, on parle de «diversity» depuis des décennies. Des signes de fatigue se feraient-ils jour?
Le Global Gender Gap Report 2020 du FEM place la Suisse à la 34e place sur le plan de la participation des femmes à la vie économique. Ceci, alors que nous sommes toujours parmi les premiers pour tous les autres indices ayant une valeur économique. Nous avons tout simplement trop peu d’ambition en matière de parité!
Devrait-il y avoir un poste réservé à la diversité des genres dans chaque comité stratégique?
C’est une proposition valable. Surtout si le comité et la fondation veulent se développer et rester dans l’air du temps.
Philanthrope par conviction on convictio
Carolina Müller-Möhl a lancé en 2000 le groupe Müller-Möhl, bureau de gestion de patrimoine familial (Single Family Office) spécialisé dans les investissements. Elle a créé la Müller-Möhl Foundation en 2012. Elle a été conseillère d’administration de Nestlé SA et est aujourd’hui notamment conseillère d’administration de la SA de la NZZ. Elle s’engage également au sein d’autres instances. Ses principales valeurs sont la responsabilité individuelle, l’indépendance, le courage, la tolérance, la justice et la volonté de performance. Elle se considère comme une citoyenne engagée. Elle croit à la responsabilité individuelle et à un système de valeurs et économique libéral.
www.mm-foundation.org
Photo: Anne Gabriel-Jürgens
Vous ne vous engagez pas uniquement pour l’éducation et la promotion économique, mais également dans le domaine culturel.
Nous coopérons avec la fondation Orpheum. Celle-ci soutient de jeunes solistes de musique classique. Quand j’ai reçu cette demande, ma première réaction a été de dire que ce n’était vraiment pas mon domaine, à moins que nous ne soutenions des femmes faisant de la musique classique. En y regardant de plus près, nous avons rapidement réalisé combien il était rare que les postes les plus élevés soient occupés par des femmes dans la musique classique. Il n’existe que très peu de cheffes d’orchestre. Les solistes femmes sont aussi bien moins nombreuses sur scène que leurs collègues masculins. Ceci alors que nous sommes d’accord pour dire que le talent n’a pas de sexe. Nous voulons contrebalancer cela en subventionnant des concerts offrant une tribune à ces musiciennes exceptionnelles. En effet, on ne croit que ce qu’on voit. Les exemples féminins font école.
La deuxième grève des femmes a été mobilisatrice…
En 2019, la deuxième grève des femmes a montré que les femmes étaient solidaires entre elles. Cela m’a touchée. Et cela m’énerve quand des femmes disent que tout va bien, quand des femmes nient entièrement qu’il existe des obstacles structurels clairement identifiés, au niveau étatique et entrepreneurial. Il faut y ajouter les biais inconscients. Tout cela entrave jusqu’à aujourd’hui l’égalité professionnelle des femmes et le fait qu’elles puissent faire carrière au même titre que les hommes.
Comment voyez-vous l’avenir?
Je pars du principe que le 50e anniversaire du droit de vote des femmes, que nous devrions fêter ensemble, va nous booster, y compris pour le processus d’introduction d’une imposition individuelle. Je vois un avenir placé sous le signe de l’égalité si une majorité de femmes (nous sommes statistiquement majoritaires) s’engage en sa faveur.